11 mars – 9ème épisode

Alix se réveille au bip répété de son téléphone portable, épuisée de dormir en pointillés. Mathias lui envoie des messages en rafale. Apparemment ils ont rendez-vous à 8h30 au 112 rue de l’Observatoire à Issy les Moulineaux. Est-ce qu’elle confirme avoir reçu le précédent message ? Son lit est recouvert de papiers, son carnet rempli de notes serrées, son ordinateur est posé dans une position précaire au pied du lit. Alix étire toutes ses articulations, s’attache les cheveux, boit une gorgée de la gourde qu’elle garde à côté de son lit, se mouche, enfile un pull, avant de regarder à nouveau son portable qui s’est encore manifesté. L’adresse du rendez-vous sur son téléphone correspond à celle d’un restaurant gastronomique. Une nouvelle séance de briefing, mais pour varier les plaisirs, en présentiel. Jusqu’ici elle a essentiellement eu droit à des appels téléphoniques. Les conversations durent rarement plus de 3 minutes, un bref échange d’informations. Mathias lui soumet des hypothèses, lui demande des rapports sur ses avancées et lui rappelle les chiffres grandissants de la crise du Grand Flou, comme l’appellent désormais les médias. Il est le pire directeur de laboratoire autoproclamé dont elle puisse cauchemarder. Son véritable directeur de laboratoire, Amine, est fasciné par la quantité de travail qu’elle abat. Il l’a recommandée quand le Ministère l’a contacté pour cette mission dite délicate. Mathias s’est bien gardé de lui partager cette information.

Et maintenant il ne faut plus seulement qu’elle l’ait au téléphone chaque matin, il faut qu’elle le voie… Alix est d’autant plus agacée d’être convoquée ce matin, qu’elle a encore beaucoup de travail à finir avant l’arrivée des cinq autres scientifiques pour le « colloque Oculus ». Ce colloque d’urgence en petit comité a suscité l’intérêt de l’OMS, qui a missionné un délégué depuis son siège à Genève, afin de suivre les avancées dans la résolution de cette crise des plus grands spécialistes du domaine à l’échelle mondiale. Le directeur du laboratoire est ravi des retombées médiatiques qu’une telle rencontre ne manquera pas d’avoir sur l’institution. Alix a quant à elle opté pour un déni total des enjeux afin de ne pas se laisser submerger par la pression et le stress.

Son téléphone lui indique quarante minutes de trajet à vélo. Il lui reste donc quinze minutes top chrono pour l’enfourcher. Elle lance la bouilloire, file sous la douche, enfile le premier vêtement de chaque pile de son armoire, remplit son thermos, prend son sac à dos et son casque. Elle se fige dans l’entrée. Et si ce n’était pas un pur rendez-vous de travail ? Pourquoi un restaurant gastronomique ? Pourquoi si loin du Ministère pour quelqu’un qui n’a jamais le temps, même de déjeuner ? Pourquoi à cet horaire-là ? Alix s’interroge la main sur la poignée de porte. Et si Mathias avait autre chose en tête ? Alix claque la porte, elle verra bien.

Mathias fait les cent pas devant le restaurant. La voiture noire qui le conduit partout est garée au coin de la rue. Alix cherche du regard un poteau où attacher son vélo. Elle a à peine mis pied à terre, que Mathias est à son niveau. Il la gratifie d’un sourire qui cache mal un certain empressement.

– Tu n’as pas confirmé. Mais j’ai vu que tu avais lu mon message.

– Vive la technologie, marmonne Alix.

– Tu pourrais répondre quand même. Ce n’est pas la relation que je souhaite avoir avec toi. La communication est importante dans toute relation.

– Tu as fini ? Pourquoi suis-je convoquée ici ?

– Tu vas voir ! répond Mathias, surexcité. Tu me suis ?

– Apparemment.

Mathias fait le tour du restaurant pour tomber dans la rue parallèle. Il s’engouffre dans un bâtiment répondant au triptyque classique de l’architecture moderne, béton, métal et verre. La paranoïa de Mathias en devient touchante, comme si un rêve d’enfant se réalisait. Il vit enfin la vie d’agent secret. Alix jouerait James Bond, il serait M. Drôle de distributions des rôles, songe Alix en passant la porte de verre qui coulisse en douceur. Un portique de sécurité les accueille, suivi du désormais classique contrôle des pièces d’identité. L’hôtesse passe un rapide coup de téléphone et leur indique des fauteuils recouverts de cuir blanc. Ils ont à peine le temps de s’asseoir qu’un homme tout de noir vêtu aux tempes déjà poivre et sel apparaît. Il doit avoir le même âge qu’eux. Ses yeux sont d’un bleu acier. Pour une raison qu’elle ne s’explique pas, l’homme provoque un malaise chez Alix.

– Monsieur le Conseiller Spécial ! Toujours un plaisir de vous accueillir parmi nous.

– Oh arrête, dit Mathias sur un ton de fausse modestie et ajoute en se tournant vers Alix, nous étions dans la même promotion en école d’ingénieur.

– Ce qu’il oublie de dire c’est que je n’ai pas poursuivi comme lui mes études pour devenir haut fonctionnaire. Edouard Valant, enchanté, se présente leur hôte en tendant la main à Alix.

Alix Duffet.

– Je vous fais faire un tour ?

– Oui et quelques explications sur la raison de ma présence ici ne seraient pas de refus.

– Haha, tu as voulu préserver le mystère ? demande Edouard à Mathias. C’est bien, ça c’est le sens du spectacle ! Vous allez voir.

Edouard les guide jusqu’à un ascenseur dont les boutons ne s’affichent qu’après pression du pouce sur un pavé de reconnaissance digitale. Le sixième étage est tout de verre et de métal. Sur la paroi de verre qui fait face à l’ascenseur, le nom de l’entreprise qui occupe le plateau est enfin signalé : EyeVision. Les employés sont tous des variantes d’Edouard et ils ont ce même regard étrange. Dans une salle aux quatre parois de verre, Edouard les installe autour d’une longue table étroite. D’une pression il fait basculer le plateau qui révèle une vitrine où sont présentés une vingtaine de modèle de lunettes et de petits présentoirs à lentilles.

– Bienvenue à la pointe de la technologie optique. Chez EyeVision, nous travaillons depuis deux ans à la fabrication d’appareils d’optique révolutionnaires, qui vont changer notre vision du monde. Êtes-vous prêts à voir votre façon de regarder le monde révolutionnée ?

Mathias semble boire ses paroles. Sans doute aurait-il travaillé dans la « tech » ou mieux dans une « start up de la tech », s’il n’avait pas choisi la politique. Il semble anachronique, cintré dans son costume noir, dans ce monde de cols roulés et sweats à capuche. Alix se garde de commenter pour le moment. Elle craint de comprendre l’objet du rendez-vous : elle a devant elle son remplaçant.

– Ce que vous avez devant vous, c’est le futur.

– Qu’est-ce que ces lunettes ont de spécial ? demande Alix.

– Ce ne sont pas de simples lunettes, mais des caméras doublées d’un ordinateur.

– Ah une nouvelle tentative de faire des lunettes de réalité augmentée ?

– Non, non, c’est bien plus que ça. Nous avons mis au point un système de reconnaissance d’un flux vidéo en continu par intelligence artificielle à partir de la plus grande base de données d’images au monde.

– Donc la lunette filme en continu.

– Et restitue sur l’écran interne de la lunette l’image corrigée grâce au « deep learning » de notre algorithme d’intelligence artificielle. Cela résout le problème de vision actuel.

– Mais cela ne perturbe pas la vue ? Avec les lunettes on voit aussi autour.

– Nous y avons pensé, d’où la forme profilée de nos lunettes pour ne pas être gêné par le monde extérieur.

– Gêné par le monde extérieur… sérieusement ? répète Alix.

– Tu ne trouves pas ça dingue ? lui demande Mathias, sans relever.

– Si. C’est le mot.

– Et nous avons également élaboré une version pour les lentilles afin de couvrir toutes les habitudes clients, poursuit Edouard. Nous appelons ça la vision 5.0. Nous avons déjà des précommandes partout dans le monde. Les plus grandes célébrités de la tech nous ont contactés.

– Cette solution est déjà commercialisée ?

– Aujourd’hui nous ne communiquons pas sur nos prix, nous travaillons uniquement sur devis à partir d’une ordonnance. Cela reste avant tout un dispositif médical.

– Bien sûr… Un dispositif qui requiert des moyens considérables j’imagine ? Donc cela résout la crise pour les gens qui peuvent se le permettre. Un pourcentage extrêmement réduit de la population mondiale somme toute.  

– La technologie a un coût en effet. Mais nous espérons dès l’an prochain pouvoir en proposer une version grand public à partir de 500€. Le Grand Flou a boosté les ventes, cela nous permettra d’étoffer notre équipe de R&D et de faire baisser les coûts de production.

– Je vois…

Edouard insiste pour les faire essayer. Alix se retrouve donc à troquer sa paire de lunettes pour la version à reconstruction d’images. Elle se lève, l’image suit. Elle regarde à gauche, l’image suit. Elle regarde à droite, l’image accuse un retard. Elle fait quelques pas. L’algorithme a dû être bien entrainé dans ces locaux, pense-t-elle, ce serait intéressant de les tester à vélo, dans un environnement non contrôlé et en évolution rapide. Son œil se sent contraint dans ces lunettes, il n’est pas libre de vagabonder pour percevoir son environnement avec son amplitude naturelle de 124°. Le monde semble plat, comme si elle regardait une télévision. Alix soupire. Malgré toutes les tentatives humaines, l’œil restera toujours plus puissant que tout dispositif de captation d’image… même si aujourd’hui l’œil déraille, il le fait en couvrant un angle de 124° de flou. Oui, ce dispositif ne manquera pas de séduire des investisseurs. Alix déchausse ses montures pour retrouver son habituel flou quotidien. Mathias porte toujours les siennes et s’enthousiasme de la résolution de l’image, de la miniaturisation du procédé, de la légèreté de la monture. Il sort de sa poche de veste sa toupie et la fait virevolter sur le bureau, « pour tester la robustesse des lunettes ».

– Et les lentilles ? demande Alix.

– C’est la même technologie, la même taille et consistance que des lentilles rigides. Nous voulions minimiser la barrière à l’adoption des clients. Vous êtes myope, non ? Je peux vous en offrir une paire, c’est un confort incomparable par rapport à une paire de lunettes classiques.

Edouard prend délicatement une petite boite transparente dont la forme aura nécessité des heures de recherche par des designers visionnaires. A travers on voit deux lentilles irisées bleu. Le même bleu que les yeux d’Edouard.

– Vous avez des lentilles colorées ?

– « Teintées » est le mot qui nous semble le plus juste. Cela ne remplace pas votre couleur d’iris originelle mais vient la filtrer plutôt. Nous sommes restés dans une gamme classique pour le moment, bleu, vert, noisette, étant donné le profil de notre clientèle d’early adopters. Nous pensons au moment du développement grand public proposer des collections pensées par des designers.

– Et vous avez choisi bleu vous-même ? poursuit Alix, imperturbable.

– Tout à fait, confirme Edouard.

– Toi qui avais les yeux gris, le taquine Mathias, ça surprend quand même un peu.

Le malaise qu’Alix avait ressenti en voyant Edouard s’explique. Ses lentilles lui donnent un regard plus fixe, plus focalisé sur son interlocuteur, un brin surnaturel. Edouard lui tend la boite de lentilles et un câble de recharge. La batterie dure 14 heures. Il faut donc penser à brancher ses lentilles le soir avant de se coucher à moins de se retrouver dans le flou le lendemain. Il faut recharger ses yeux… Alix et Mathias quittent le bâtiment sur la promesse de faire des retours constructifs pour permettre l’amélioration continue du produit.

*

A peine revenus sur le trottoir, Mathias se tourne vers Alix, en attente d’une réponse proportionnelle à son enthousiasme.

– Alors ? Qu’en penses-tu ? Génial, hein ?

– Une belle prouesse technologique en tous cas.

– Oui, qui va révolutionner nos façons de voir le monde.

– On passera grâce à ça d’une vision à 124° à une vision de maximum 60°. Adieu vision périphérique. Un peu comme les œillères des chevaux maintenant que j’y pense, ironise Alix.

– Tu es sérieuse ? Mathias semble douché par le manque d’enthousiasme d’Alix.

– C’est un pansement sur une jambe de bois… ça n’explique rien, tranche-t-elle.

– Pendant que tu n’avances pas, il faut bien qu’on trouve des solutions ! explose Mathias. C’est quoi tes pistes ? Hein ? Aucune. Je t’amène ici, je te montre que j’ai confiance en toi, que ton avis compte, et toi, toi… tu hausses une épaule méprisante !

– Si tu cherches des solutions toutes cuites, tu as choisi la mauvaise personne. La science est un processus rigoureux d’hypothèses et de preuves et ça, vois-tu, ça prend du temps, même en temps de crise avec des moyens illimités.

– Pas besoin de me faire une leçon moralisante sur la science digne de ton Comité d’éthique. Je connais. Mais toi, tu es une scientifique ! Tu es médecin ! Tu ne crois plus au progrès ?

– Mais quel progrès ? Les gens deviennent aveugles !

– Et c’est ton rôle d’empêcher ça !

– Non, mon rôle consiste à comprendre le phénomène, et non à trouver des gadgets pour avoir l’impression d’avoir résolu la crise ! Si on ne trouve pas une explication rapidement, on ne pourra pas soigner les gens. Nous allons tous finir aveugles. Aveugles ! Et toi, tu l’es déjà, aveuglé par ta technologie, comme si ça allait changer quoi que ce soit !

Mathias la fixe froidement. Alix a fini sa tirade et face à la pause de Mathias, elle ne sait plus trop l’attitude à adopter. Elle a peut-être été un peu trop véhémente dans l’expression de ses convictions. Mais pourquoi ne parle-t-il plus ?

– Si tu ne peux pas apporter des pistes concrètes d’ici la semaine prochaine, tu es virée. Tu as sept jours.

Mathias tourne les talons pour l’empêcher de répliquer et faire une sortie dramatique. Il disparait vite dans sa voiture aux vitres teintées. Alix retourne à son vélo en maugréant. A force de vivre cent pourcent du temps avec ce problème à élucider, elle s’est investie. La pensée qu’on lui retire sa mission avant d’avoir compris l’affecte plus qu’elle ne se l’avoue. Un peu choquée, elle se dirige vers le laboratoire en plissant les yeux pour tenter de voir plus net. Elle n’a pas de temps à perdre en considérations émotionnelles. Le chronomètre tourne. Tous ses espoirs sont tournés vers le partage d’idées et de résultats avec ses pairs demain.

Bonus :

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